Actes Sud - 398 pages
19/20 Notre monde présent à fleur de peau
Robin est un enfant à part, sujet à des problèmes de sommeil, à des crises violentes pour un oui ou un non et supportant difficilement le bruit et les objets mal rangés ; à côté de cela, il dessine avec un talent rare pour son âge, possède une mémoire exceptionnelle et peut rester des heures durant concentré sur un sujet qui lui plaît. Son père n'est jamais parvenu à identifier avec précision la pathologie dont il souffre car les médecins eux-mêmes ont posé différents diagnostics sans jamais donner d'avis définitif : TOC, troubles de l'attention, Asperger, ...
Pour aider son enfant extrêmement sensible et réceptif à la nature, Theo l'emmène en vacances dans les Smoky Mountains. Là, de l'infiniment grand à l'infiniment petit, les deux hommes se passionnent autant pour notre vaste univers et la découverte des exoplanètes que pour la magie de la photosynthèse chez un végétal : « Les lois qui régissent la lumière d'une luciole dans mon jardin où j'écris ces mots ce soir sont les mêmes qui régissent la lumière émise par l'explosion d'une étoile à un milliard d'années-lumière. Le lieu ne change rien. Ni le temps. »
Le soir, ils s'évadent en imaginant d'autres planètes où la vie s'exprimerait de façon radicalement différente de celle que l'on connaît sur Terre. Leurs rêveries sans limite se terminent toujours par une petite prière avant d'éteindre la lumière : « Puissent tous les êtres sensibles être exempts de souffrances inutiles. »
Tentant le tout pour le tout face aux difficultés de son fils qui l'éloignent régulièrement du système scolaire et le rendent de plus en plus dépendant aux psychotropes, le scientifique contacte Martin Currier. Ce dernier dirige un laboratoire de neurosciences sur le même campus : il y développe une technique permettant, grâce à l'imagerie cérébrale couplée à l'Intelligence Artificielle, de reprogrammer des sujets selon des modèles émotionnels cibles. Robin apprend ainsi à reproduire ceux de sa défunte mère qui avait elle-même participé à une expérience chez son ami Currier avant sa disparition.
Les progrès sont fulgurants, le petit garçon connaît de moins en moins de crises ou de difficultés ; il s'apaise de façon impressionnante.
Cependant, le monde est tel que la bêtise de certains, agissant en révisionnistes de la science, va conduire l'expérience ailleurs que sur sa lancée initiale pourtant si prometteuse...
Sidérations est un livre d'une très grande sensibilité et acuité sur le monde qui nous entoure. Il rend compte de façon étonnamment prégnante du basculement d'époque qui s'opère actuellement. Les années 2020 sont en effet la preuve qu'il fallait semble-t-il à certains pour comprendre que les alertes émises dès les années 70 étaient sérieuses tant les changements sont maintenant visibles au quotidien. Virus, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité, guerres et dictateurs en tout genre avec leur vision ringarde et idiote du sens de la vie, tout cela est abordé dans ce roman majestueux.
Richard Powers a réussi avec brio et profondeur à mettre en place une relation père-fils émouvante au sein d'un monde en totale décomposition voué à disparaître. Même notre société marchandisée et numérisée à outrance participe de cette décrépitude : « Les amitiés se mesuraient en partages, en likes, en liens. Poètes et prêtres, philosophes et pères de jeunes enfants : nous étions tous engagés dans un business total et sans fin. »
Bref, dans ce récit on croise Inga Alder, double fictionnel de Greta Thunberg, on relit Des fleurs pour Algernon, on se promène dans la Voie Lactée et bien plus loin, on apprend à identifier les oiseaux qui nous entourent et à prendre de la hauteur sur des questions existentielles dont sans doute la plus importante depuis la nuit des temps : sommes-nous seuls dans l'univers ? Et Powers de faire rêver son fils et par la même son lecteur : « Je lui expliquai ce que pensaient désormais certains astronomes : un milliard au moins de planètes avaient eu autant de chance que la nôtre, rien que dans la Voie Lactée. Dans un univers qui s'étendait sur quatre-vingt-treize milliards d'années-lumière, les Terres Rares poussaient comme du chiendent. »
L'auteur américain, sans apporter de réponse, parvient ainsi à donner des pistes stimulantes et à apporter une vision rafraîchissante du fameux paradoxe de Fermi !
Et du côté des phrases vertigineuses, il excelle et se plaît à remettre ses personnages à leur place lorsque, ceux-ci étant à bord d'un taxi, il décrit : « Je nous sentais voyager sur un petit engin se frayant un chemin dans la capitale de la superpuissance planétaire dominante sur la côte du troisième continent en taille d'un modeste monde rocheux sur la bordure interne de la zone habitable d'une étoile naine de type G située à un quart de chemin de l'extrémité d'une vaste et dense galaxie spirale barrée qui dérivait à travers un groupe local clairsemé en plein centre de tout l'univers. »
À l'époque où certains scientifiques sortent de leur objectivité, à l'image du climatologue de la NASA Peter Kalmus, le narrateur Theo Byrne incarne parfaitement le nouvel héros moderne tout à la fois plein d'humilité, de contemplation et de détermination pour sauver ce qui peut encore l'être.
Un livre flippant et fascinant à la fois.
[Critique publiée le 10/03/23]