10/03/2023

SIDÉRATIONS (Richard Powers - 2021)

Actes Sud - 398 pages

19/20   Notre monde présent à fleur de peau

    Theo Byrne est astrobiologiste dans une université de Wisconsin. Il vit seul avec son fils de neuf ans, Robin, depuis que sa femme Alyssa a été tuée dans un accident de la route deux ans auparavant.
Robin est un enfant à part, sujet à des problèmes de sommeil, à des crises violentes pour un oui ou un non et supportant difficilement le bruit et les objets mal rangés ; à côté de cela, il dessine avec un talent rare pour son âge, possède une mémoire exceptionnelle et peut rester des heures durant concentré sur un sujet qui lui plaît. Son père n'est jamais parvenu à identifier avec précision la pathologie dont il souffre car les médecins eux-mêmes ont posé différents diagnostics sans jamais donner d'avis définitif : TOC, troubles de l'attention, Asperger, ...

  Pour aider son enfant extrêmement sensible et réceptif à la nature, Theo l'emmène en vacances dans les Smoky Mountains. Là, de l'infiniment grand à l'infiniment petit, les deux hommes se passionnent autant pour notre vaste univers et la découverte des exoplanètes que pour la magie de la photosynthèse chez un végétal : « Les lois qui régissent la lumière d'une luciole dans mon jardin où j'écris ces mots ce soir sont les mêmes qui régissent la lumière émise par l'explosion d'une étoile à un milliard d'années-lumière. Le lieu ne change rien. Ni le temps. »
Le soir, ils s'évadent en imaginant d'autres planètes où la vie s'exprimerait de façon radicalement différente de celle que l'on connaît sur Terre. Leurs rêveries sans limite se terminent toujours par une petite prière avant d'éteindre la lumière : « Puissent tous les êtres sensibles être exempts de souffrances inutiles. »

  Tentant le tout pour le tout face aux difficultés de son fils qui l'éloignent régulièrement du système scolaire et le rendent de plus en plus dépendant aux psychotropes, le scientifique contacte Martin Currier. Ce dernier dirige un laboratoire de neurosciences sur le même campus : il y développe une technique permettant, grâce à l'imagerie cérébrale couplée à l'Intelligence Artificielle, de reprogrammer des sujets selon des modèles émotionnels cibles. Robin apprend ainsi à reproduire ceux de sa défunte mère qui avait elle-même participé à une expérience chez son ami Currier avant sa disparition.
Les progrès sont fulgurants, le petit garçon connaît de moins en moins de crises ou de difficultés ; il s'apaise de façon impressionnante.
Cependant, le monde est tel que la bêtise de certains, agissant en révisionnistes de la science, va conduire l'expérience ailleurs que sur sa lancée initiale pourtant si prometteuse...

  Sidérations est un livre d'une très grande sensibilité et acuité sur le monde qui nous entoure. Il rend compte de façon étonnamment prégnante du basculement d'époque qui s'opère actuellement. Les années 2020 sont en effet la preuve qu'il fallait semble-t-il à certains pour comprendre que les alertes émises dès les années 70 étaient sérieuses tant les changements sont maintenant visibles au quotidien. Virus, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité, guerres et dictateurs en tout genre avec leur vision ringarde et idiote du sens de la vie, tout cela est abordé dans ce roman majestueux.

  Richard Powers a réussi avec brio et profondeur à mettre en place une relation père-fils émouvante au sein d'un monde en totale décomposition voué à disparaître. Même notre société marchandisée et numérisée à outrance participe de cette décrépitude : « Les amitiés se mesuraient en partages, en likes, en liens. Poètes et prêtres, philosophes et pères de jeunes enfants : nous étions tous engagés dans un business total et sans fin. »

  Bref, dans ce récit on croise Inga Alder, double fictionnel de Greta Thunberg, on relit Des fleurs pour Algernon, on se promène dans la Voie Lactée et bien plus loin, on apprend à identifier les oiseaux qui nous entourent et à prendre de la hauteur sur des questions existentielles dont sans doute la plus importante depuis la nuit des temps : sommes-nous seuls dans l'univers ? Et Powers de faire rêver son fils et par la même son lecteur : « Je lui expliquai ce que pensaient désormais certains astronomes : un milliard au moins de planètes avaient eu autant de chance que la nôtre, rien que dans la Voie Lactée. Dans un univers qui s'étendait sur quatre-vingt-treize milliards d'années-lumière, les Terres Rares poussaient comme du chiendent. »
L'auteur américain, sans apporter de réponse, parvient ainsi à donner des pistes stimulantes et à apporter une vision rafraîchissante du fameux paradoxe de Fermi !
Et du côté des phrases vertigineuses, il excelle et se plaît à remettre ses personnages à leur place lorsque, ceux-ci étant à bord d'un taxi, il décrit : « Je nous sentais voyager sur un petit engin se frayant un chemin dans la capitale de la superpuissance planétaire dominante sur la côte du troisième continent en taille d'un modeste monde rocheux sur la bordure interne de la zone habitable d'une étoile naine de type G située à un quart de chemin de l'extrémité d'une vaste et dense galaxie spirale barrée qui dérivait à travers un groupe local clairsemé en plein centre de tout l'univers. »

  À l'époque où certains scientifiques sortent de leur objectivité, à l'image du climatologue de la NASA Peter Kalmus, le narrateur Theo Byrne incarne parfaitement le nouvel héros moderne tout à la fois plein d'humilité, de contemplation et de détermination pour sauver ce qui peut encore l'être.
Un livre flippant et fascinant à la fois.

[Critique publiée le 10/03/23]

LA TRAVERSÉE DES TEMPS | PARADIS PERDUS (tome 1) (Éric-Emmanuel Schmitt - 2021)

Albin Michel - 564 pages

18/20   Roman initiatique au Néolithique

    Il y a huit mille ans, à la suite d'un phénomène extraordinaire qui sera détaillé au cours du récit, Noam a gagné l'immortalité à l'âge de vingt-cinq ans.
Ayant traversé les temps jusqu'à aujourd'hui, ce témoin de l'histoire de l'humanité est inquiet face aux nombreux défis qui se dressent et aux risques encourus par l'homme. Il décide alors de coucher par écrit sa longue existence qui a débuté au début du Néolithique près d'un lac...

  À cette époque, Noam vivait dans un village lacustre dirigé par son père Panoam qu'il admirait. Lorsqu'arrivèrent le guérisseur Tibor et sa fille Noura, venus chercher refuge dans leur communauté, la vie de Noam fût bouleversée : totalement sous le charme de Noura, il découvrit la véritable identité de pervers narcissique de son père qui décida arbitrairement de prendre Noura pour seconde épouse en plus de sa femme Helena. C'est auprès de son oncle, vivant caché dans les bois depuis une altercation avec son frère Panoam, que le jeune homme trouva alors refuge et affection.
Barak, devenu son père par procuration, lui enseigna ainsi la vie dans la nature sauvage et lui fit faire la connaissance des chasseresses, des femmes indépendantes et nomades vivant à l'abri de grottes.
En plus d'être confronté à de très nombreuses péripéties familiales au sein de son clan ainsi que de devenir père, Noam découvrit la montée constante et régulière du niveau du lac nourricier autour duquel de nombreux villages avaient organisé leurs activités. Devenu chef de son clan, il prit alors la décision de bâtir des embarcations pour se préparer à la transformation de son environnement et protéger sa famille ainsi que sa communauté du déluge annoncé...

  Quelle épopée ! J'avoue avoir été perplexe au début sur le ton pris qui me paraissait léger, voire frivole au regard de ce que promettait la quatrième de couverture : « Faire défiler les siècles [...] comme si Yuval Noah Harari avait croisé Alexandre Dumas. » Cela me semblait trop romancé, trop manichéen. J'ai également ressenti quelques appréhensions sur la fréquence des rebondissements semblant un peu trop servir le récit et le risque d'utilisation déraisonnable de ficelles scénaristiques.

  Mais finalement ces craintes se sont progressivement envolées... Car les pages s'enchaînent, l'architecture générale d'un récit qui se déroulera sur huit tomes commence à se distinguer dans toute sa richesse, les connaissances sur le Néolithique se mettent à affluer, les personnages deviennent véritablement attachants et la fin se montre passionnante en parvenant à mettre en relief les dernières découvertes archéologiques qui expliquent l'épisode du Déluge si bien conté et démythifié par Noam lui-même.
Bref, le lecteur se trouve petit à petit embarqué par Éric-Emmanuel Schmitt qui se révèle être un conteur passionnant. Jamais pédant, son parti pris d'utiliser une trame romanesque préserve le lecteur de sombrer dans un livre à dimension universitaire tout en lui faisant acquérir de nombreuses connaissances. Même ceux qui ne sont pas férus de la période Néolithique découvriront un pan passionnant de notre histoire commune durant lequel ont eu lieu des transitions capitales concernant l'organisation de la société qui expliquent toujours aujourd'hui le monde contemporain.
Concernant les nombreux rebondissements, ils sont utilisés avec intelligence pour servir l'histoire et lui apporter le rythme et la fluidité indispensables dans un projet littéraire d'une telle envergure. Il faut aussi y voir cette filiation à Alexandre Dumas dont l'auteur se réclame et sa passion pour le théâtre qui éclaircit justement sur ces « coups de théâtre » qui surgissent régulièrement ! J'ai même ressenti, malgré l'absence d'image, un style bande dessinée... Cela est certainement lié à la dimension manichéenne appuyée, à la candeur de plusieurs personnages et à la profusion d'images que l'auteur sait faire naître avec tant de talent.

  Schmitt dit s'être lancé dans le projet de sa vie, celui auquel il réfléchissait déjà il y a presque quatre décennies ! Ayant amassé tout ce temps durant des connaissances dans de nombreux domaines, il nous plonge aujourd'hui dans l'histoire vertigineuse de l'humanité.
En revisitant les grands mythes fondateurs de l'Ancien Testament, il raconte notre passé en décryptant les nombreuses interprétations qui ont fini par noyer totalement la réalité au profit des grands textes religieux. Ainsi Paradis perdus revisite l'épisode de l'arche de Noé sauvant tous les animaux de la création à travers le périple de Noam qui, suite en réalité à la fin de la période glaciaire faisant déborder la Méditerranée dans la Mer Noire, embarque à bord de radeaux pour ne pas être englouti.

  Ce premier volume de La traversée des temps aborde dans un style littéraire soigné énormément de sujets dont la transformation de la réalité en mythe ou le rapport de l'homme à la nature qui d'un animisme respectueux est parvenu à une domination destructrice.
Hymne à la nature et à l'amour à travers Noam et Noura, faisant la part belle à la grande aventure, celle qui offre une vraie évasion, il y a un sentiment de fraîcheur et de renouveau à la lecture de ce livre qui s'écarte avec brio d'une production littéraire française parfois un peu trop sclérosée.

[Critique publiée le 10/03/23]

REVIVAL (Stephen King - 2014)

Albin Michel - 438 pages

18/20   Un art de la narration incroyable

    Voici l'histoire de Jamie Morton.
En octobre 1962, le petit garçon de six ans fait une rencontre déterminante dans sa vie alors qu'il est en train de jouer avec ses petits soldats sur le chemin de terre devant la maison familiale de Harlow. Charles Jacobs, le nouveau pasteur de la ville, s'arrête pour saluer et jouer avec le bambin avant de se présenter au reste de la famille.
Jamie est le cadet d'une fratie comprenant quatre garçons et une fille. Il adore sa sœur Claire, l'ainée, qui est une seconde maman pour lui. Ce petit monde est croyant et se rend chaque dimanche à la messe ainsi que chaque jeudi, pour les enfants, aux réunions de l'Union des Jeunesses Méthodistes.
En dehors de ses prêches, le pasteur Charles Jacobs se passionne pour l'électricité qui reste à ses yeux mystérieuse et miraculeuse. Il présente à Jamie les petites inventions qu'il s'amuse à créer.
Mais un accident vient perturber l'équilibre idyllique au sein de la famille : Connie, l'un des frères de Jamie, perd la voix suite à un coup de bâton de ski dans la gorge. Malgré le ton rassurant du médecin, il reste pourtant muet durant de longues semaines et doit communiquer par écrit. Le pasteur propose de tenter la guérison du garçon en utilisant un système de stimulation électrique de son invention. Et cela marche à merveille !

  Malheureusement, c'est au tour de Charles Jacobs lui-même d'être touché par un drame, bien plus terrible, qui remet en cause toute sa foi en Dieu et l'éloigne de la religion et des habitants de Harlow...

  La vie continue pour Jamie qui se découvre une passion pour la guitare et devient musicien enchaînant les groupes de rock et les concerts. La drogue aussi entre dans son quotidien jusqu'à le faire devenir totalement dépendant et malade.
Nous sommes en 1992, Jamie a trente-six ans et il va croiser une seconde fois la route du révérend Jacobs à Tulsa dans l'Oklahoma après s'être fait virer de son groupe de musique à cause de son état de camé.
Celui qui se fait désormais appeler Dan Jacobs officie dans une grande foire où il met en scène des « portraits à la foudre ». La foule est nombreuse et l'ambiance électrique.
Cette seconde rencontre va être considérablement bénéfique pour Jamie qui va retrouver le droit chemin. Pour autant, Jacobs est toujours aussi perturbant dans son rapport à l'électricité. Que cherche-t-il exactement ? Il semble possédé par une idée, un cap qu'il veut atteindre quoiqu'il en coûte.
Les destins des deux hommes sont scellés et leurs chemins ne se quitteront plus jamais vraiment. Pour le meilleur mais surtout pour le pire...

  En plus de critiquer le prêchi-prêcha des religions et les illusions qu'elle font miroiter, Stephen King rend ici ouvertement hommage à ses maîtres, « ceux qui ont bâti ma maison » écrit-il dans l'épigraphe avant de les citer : Mary Shelley, Bram Stoker et H. P. Lovecraft entre autres. La partie finale fait en effet basculer le récit dans une horreur digne de ces grands auteurs. Mais il est impossible d'en dire davantage sans divulgâcher tout le piment du récit. Sachez juste que le mystère tissé tout au long du roman se dévoile dans les quarantes dernières pages qui sont intenses et extrêmement noires.
Attention ! Cela ne signifie pas que la partie, dépourvue d'horreur, précédent la chute n'est là que pour la préparer, voire juste pour meubler comme pourraient le dire les mauvaises langues. Au contraire, je considère chacune des pages antérieures au final comme un modèle de narration absolument brillant. Stephen King n'est pas seulement un écrivain de genre et Revival en est une fois de plus la preuve. Il est avant tout un conteur merveilleux capable de prendre n'importe quel lecteur par la main pour lui raconter les choses simples de la vie comme l'amitié, l'enfance, la famille, le temps qui passe, la peur de la maladie. Bref, il sait parfaitement mettre en scène les grands thèmes récurrents de la littérature dite blanche.
Il a écrit ce livre à soixante-sept ans et, chose impressionnante, garde toujours un œil parfaitement sagace sur les périodes de l'enfance et de l'adolescence qu'il aborde continuellement depuis son premier roman Carrie publié en 1974. En brossant ici la vie de son personnage Jamie depuis ses six ans jusqu'à ses soixante-et-un ans, Stephen King ne choisit pas la facilité à travers cet exercice de grand écart temporel ; pourtant il s'en sort avec brio en sachant restituer à merveille chaque âge de la vie : depuis les premiers amours passionnés de l'adolescent jusqu'au coup d'œil nostalgique dans le rétroviseur chez l'homme d'âge mûr. La force du livre réside là selon moi : dans cette construction de vies ordinaires sur un rythme totalement haletant et addictif pour le lecteur !
L'horreur qu'il maîtrise évidemment avec perfection et qui demeurera toujours sa marque de fabrique est alors comme un voile qui vient assombrir le monde commun qu'il a bâti avec beaucoup de réalisme.

  À ce sujet, voici un extrait de l'interview du maître par le journal Télérama lors de sa venue en France à la fin de l'année 2013 :

  Télérama : « Vous dites que les livres d'horreur mettent en scène des gens ordinaires à qui arrivent des choses extraordinaires, tandis que les romans traditionnels mettent en scène des personnes extraordinaires à qui arrivent des choses ordinaires... »

  Stephen King : « L'essentiel, pour tout écrivain, est d'écrire sur ce qu'il connaît. Il se trouve que je vis, et que j'ai toujours vécu, entouré de gens ordinaires. Je ne vis pas sur un campus universitaire, ni auprès d'intellectuels et d'artistes, mais dans un coin des États-Unis où les gens sont banals, travaillent pour vivre, vont prendre un café au coin de la rue. Je connais ces vies ordinaires, et pour qu'elles soient intéressantes, pour moi comme pour le lecteur, j'aime projeter ces gens normaux dans des situations extraordinaires, où ils sont obligés d'affronter des dangers, de se montrer héroïques - ou pas. Pour moi, en fait, cela ne relève pas du fantastique, mais plutôt du réalisme, car dans la vraie vie, chacun est bel et bien confronté à des situations extraordinaires ou dérangeantes : la mort d'un proche, un accident, une maladie... Le but principal de la fiction est d'impliquer le lecteur. Moi, je veux aussi qu'il s'amuse, qu'il oublie sa vie de tous les jours. Quand j'étais enfant, on me disait parfois : Stephen, mais qu'est-ce qui ne va pas avec toi, tu as toujours le nez dans un livre. J'avais envie de répondre : mais vous ne vous rendez pas compte, je vis d'autres vies que la mienne ! »

[Critique publiée le 10/03/23]

PIRATERIE (Tancrède Voituriez - 2020)

Grasset - 294 pages

13/20   Le retour de la sonde Voyager

    Grace a été sélectionnée par l'Agence Spatiale Européenne pour voler à bord de la Station spatiale internationale. Elle fait partie des six candidats durement choisis parmi un total de 8778 postulants. Autant dire qu'elle est brillante.
Camille est un informaticien surdoué travaillant sur l'intelligence artificielle et capable de pirater les données privées du monde virtuel. Il a ainsi travaillé de façon illicite dans de nombreux pays dérobant des fichiers pour satisfaire l'appétit de sombres commanditaires. Dans le jargon culturel, on dit de lui qu'il est un « nerd » : un être asocial, solitaire et obnubilé par des sujets intellectuels complexes et arides. Il est repéré par un homme d'affaires, Vincent Voragine, qui édite et publie les pensées de plusieurs de ses condisciples philantropes dont l'influence sur le monde économique est majeur.

  Ces trois personnages vont être reliés par un événement totalement imprévu et inexplicable au sujet de la sonde Voyager 1.
L'auteur retrace ainsi avec pédagogie cette formidable aventure spatiale démarée en 1977. Cette année-là, deux sondes Voyager ont été lancées dans l'espace. À ce jour, elles sont parvenues dans le vide interstellaire après avoir traversé notre système solaire. Voyager 1 et 2 ont permis de mieux connaître les atmosphères des planètes Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune ainsi que d'y découvrir de nombreux satellites inconnus jusqu'ici. Leur vitesse de dix-sept kilomètres par seconde leur permettra d'atteindre l'étoile la plus proche de nous, située dans la constellation de la Girafe, dans quarante mille ans. Par ailleurs, elles possèdent chacune un disque de cuivre contenant des informations à destination d'hypothétiques êtres intelligents : un schéma localisant le Soleil et la Terre, les bases du système numérique, le mot « bonjour » traduit en cinquante-cinq langues, des chants de baleine et vingt-sept morceaux de musique choisis par le célèbre astrophysicien Carl Sagan.

  Ici, l'auteur imagine qu'en 2006 la Terre a perdu le contact avec le signal de Voyager 1. Ce n'est qu'en 2015 qu'il est à nouveau entendu mais avec une anomalie majeure : la distance à laquelle se trouve la sonde, au lieu d'augmenter, diminue !
Camille, grâce à ses talents, intercepte l'information et la divulgue dans le milieu des hackers. Puis il se rend en compagnie de Voragine à un sommet international de l'ONU sur le développement durable à Rio de Janeiro ; c'est là qu'il voit pour la première fois la sensuelle Grace et qu'il ébruite l'information incroyable que le monde ne connaît pas encore mais que la NASA a volontairement caché durant plusieurs années.
Cette hypothèse renversante du retour de l'objet d'origine humaine le plus éloigné de la Terre est vertigineuse. Et malgré les nombreuses pistes d'explication rationnelle des scientifiques, l'idée d'une origine extraterreste devient de plus en plus prégnante.
Pour étayer ses propos et asseoir son roman sur un socle scientifique solide, l'auteur évoque ainsi le paradoxe de Fermi ou encore la physique quantique et son fameux chat de Schrödinger. Il montre aussi comment une information peut être divulguée sous forme de rumeur et partage ses connaissances intéressantes sur l'économie, le capitalisme et l'altermondialisme ainsi que sur le monde du « darkweb ».

  Grace s'envole pour la Station spatiale internationale lorsque la sonde se rapproche de la Terre. Je ne vais pas dévoiler davantage l'intrigue ni la découverte qui sera faite...
À l'image de L'anomalie, prix Goncourt 2020, Piraterie aborde de nombreux sujets et les relie au cœur d'une histoire de science-fiction. Malheureusement, la construction global du récit ne m'a pas convaincu. Malgré le sujet passionnant du retour de Voyager 1, je ne me suis pas attaché aux personnages principaux que sont Grace et Camille. Les relations humaines manquent de chaleur, le mélange entre le piratage informatique et le sommet sur le développement durable m'a un peu dérouté.
Bref, je suis ressorti de ma lecture en me demandant si j'avais raté quelquechose. Cela est vraiment dommage !

[Critique publiée le 10/03/23]

LE MEURTRE DU COMMANDEUR | Une idée apparaît (tome 1) / La métaphore se déplace (tome 2) (Haruki Murakami - 2017) (traduit du japonais par Hélène Morita)

10/18 - 1093 pages

17/20   Magnétique et envoûtant

    Le narrateur se souvient des neufs mois qu'il a passés seul dans la petite maison de la montagne d'Odawara prêtée par son ami des beaux-arts Masahiko Amada. Avant cette période, il s'était en effet éloigné de sa femme et le couple avait même entamé une procédure de divorce.

  Attiré par des bruits dans le grenier de la demeure, le narrateur qui est portraitiste, a découvert un hibou et un tableau soigneusement emballé. L'œuvre magnifique intitulée Le meurtre du commandeur avait été composée selon les codes du nihonga, un mouvement artistique traditionnel japonais, par Tomohiko Amada qui était le père de son ami et aussi un peintre célèbre ayant fini par sombrer dans la sénilité au sein d'un hospice.
La découverte de cette peinture, directement inspirée de l'opéra Don Giovanni de Mozart, a véritablement provoqué une succession d'événements pour le narrateur : « C'est seulement dans la parenthèse de ces neufs mois que, de façon inexplicable, tout a soudain été plongé dans le chaos. Cette période, pour moi, a constitué un temps parfaitement exceptionnel, littéralement extraordinaire. J'étais semblable à un nageur qui se baigne au milieu d'une mer paisible avant d'être englouti brusquement dans un immense tourbillon non identifié, surgi de nulle part. »

  Tout d'abord, il a commencé par entendre chaque nuit le tintement d'une cloche semblant provenir de l'extérieur puis a ensuite fait la connaissance de son étrange voisin, Menshiki, un cinquantenaire extrêmement riche, raffiné et cultivé.
Ensemble, les deux protagonistes ont découvert où naissait le son nocturne libérant par la même occasion la fameuse « idée » à laquelle le titre du premier tome fait référence ; cette idée qui s'est matérialisée dans notre monde par l'apparition réelle de l'un des personnages représentés dans le tableau de Tomohiko Amada...
Puis il y a eu la rencontre avec une autre voisine et sa nièce, Marié, âgée de treize ans dont le narrateur a entrepris de faire le portrait pour satisfaire le désir secret de Menshiki.
Et finalement a eu lieu la renaissance que le conteur de cette histoire attribue aujourd'hui au long et étrange chemin initiatique parcouru durant ces neuf mois.

  Haruki Murakami livre ici une œuvre mystérieuse et totalement magnétique. Comme toujours avec l'écrivain japonais, il est impossible de ne pas tourner les pages pour connaître la suite. Et ce n'est pas uniquement dans la construction du suspense que se manifeste cet appétit mais dans cette ambiance si propre à Murakami.
Ainsi, avec lui l'ordinaire prend une couleur singulière. Une scène décrivant un type faisant la vaisselle devient passionnante. Car il parvient par son écriture à créer une atmosphère particulière dans laquelle un très léger décalage du réel peut survenir à tout moment.
C'est dans ces interstices que se niche toute la mythologie de l'auteur. Romans après romans, il fait glisser ses personnages aux vies banales dans des failles, des souterrains, des espaces-temps qui semblent très réels mais qui relèvent pourtant de l'onirisme, du fantastique.
Cela peut parfois laisser le lecteur interrogatif car les interprétations possibles de ses écrits sont vastes. Et Le meurtre du commandeur illustre assez bien cela. Le rapport au père, le symbolisme de la gestation et de la naissance avec cette fosse qui joue le rôle d'un utérus, la confrontation à la mort et au deuil, les questions sur l'art et ses limites sont les thèmes mis en avant dans ce gros roman et qui donc trouveront un écho différent chez chacun tant l'auteur joue avec l'indicible.
À titre personnel, j'ai préféré la trilogie 1Q84 qui, dans la même veine, est un peu plus accessible et convient davantage aux esprits cartésiens. Néanmoins, il est impossible de résister à un récit de Murakami et cela est déjà une énorme satisfaction... C'est une expérience de lecture envoûtante qu'il faut mener soi-même car elle est difficile à rendre palpable dans une chronique.

  « Par la bouche d'aération à la grille cassée, la lumière de l'après-midi se déversait à l'oblique. Autour de nous il n'y avait que du silence et de la poussière blanche. Un silence et une poussière qui semblaient être envoyés depuis la nuit des temps. On n'entendait même pas un souffle de vent. Et le hibou perché sur sa poutre conservait dans son silence la sagesse de la forêt. Sagesse qui s'était transmise de génération en génération depuis les temps les plus anciens. »

[Critique publiée le 10/03/23]

LE MAGE (John Fowles - 1966)

Albin Michel - 648 pages

16/20   Désillusions grecques

    Nicholas Urfe est recruté comme professeur d'anglais dans le collège de la petite île grecque de Phraxos. Plutôt indépendant et quelque peu égoïste, il quitte sa terre natale d'Angleterre par amour pour la Grèce et aussi dans le but de fuir une relation compliquée avec son amie australienne Alison.
Dans les somptueux décors de pinède et d'eau cristalline, le jeune homme, en explorant l'île, découvre une magnifique demeure dont le propriétaire l'invite. Maurice Conchis, un homme très riche qui se dit médecin, va alors insidieusement établir son emprise sur Nicholas. Celui-ci est ainsi convié tout d'abord à déjeuner puis, plus tard, à séjourner des week-ends durant dans la propriété surplombant la plage. Petit à petit, il découvre que le propriétaire de la villa n'est pas seul et fait la connaissance de deux très belles sœurs jumelles : Julie et June.
Sous le charme total de Julie, le jeune anglais se laisse entraîner dans des expériences psychologiques orchestrées par Conchis. Des phénomènes étranges apparaissent tels que des mises en scène très réalistes de situations passées ou improbables. Tentant de démêler le vrai du faux, Nicholas se heurte aux réponses toujours fuyantes et mystérieuses de ses hôtes, Julie et Conchis, maîtres dans l'art de brouiller les pistes. L'île paradisiaque devient alors une sorte de prison psychique où le réel est difficile à cerner, où l'attrait irrésistible pour la magnifique Julie est un piège auquel il devient impossible de se soustraire...

  Ce roman qui se déroule dans les années 50, peu après la guerre que l'auteur met d'ailleurs en scène, demeure très moderne dans son propos et sa construction.
L'écriture est élégante, précise et réfléchie. L'ambiance générale du récit est pleine d'un charme qui invite le lecteur à rêver dans un monde distant géographiquement et temporellement. Je pense en particulier aux magnifiques pages décrivant l'escapade amoureuse sur le continent grecque de Nicholas et Alison. Ce passage touche à la perfection car tout y est : les décors de carte postale, le romantisme et l'insouciance des personnages, le raffinement des rencontres et des descriptions.
Dans ce cadre idyllique règne cependant une ambiance magnétique, légèrement angoissante et surtout totalement mystérieuse.
Le thème dominant de la manipulation psychologique est très plaisant. Quelques scènes très suggestives viennent renforcer ce sentiment d'ensorcellement qui touche le narrateur. Cependant, la compréhension générale est rendue assez difficile par une fin laissant grandes ouvertes des portes. Certes, j'aime quand l'auteur ne mâche pas tout le travail et laisse au lecteur le soin de terminer le puzzle à partir des pièces présentes dans le livre. J'apprécie aussi dans certains cas une fin ouverte propice à différentes interprétations et rêvasseries. Ici, cependant, la solidité de la majeure partie de l'histoire m'avait laissé entrevoir un dénouement plus construit, plus argumenté, plus clair. Je n'ai malheureusement pas réussi à saisir les véritables objectifs du mage Conchis.
Peut-être faudrait-il relire ce roman dont l'ambiance n'est pas sans rappeler celle des films Le prisonnierEyes wide shut ou encore Under the silver lake ?

[Critique publiée le 10/03/23]

L'ÎLE DES ÂMES (Piergiorgio Pulixi - 2019) (traduit de l'italien par Anatole Pons-Reumaux)

Gallmeister - 556 pages

18/20   Meurtres rituels en Sardaigne

    En Sardaigne, l'inspecteur en chef Moreno Barrali s'interroge sur la disparition mystérieuse d'une jeune femme prénommée Dolores Murgia. Il craint le pire pour elle car il ne peut s'empêcher de faire un rapprochement funeste avec deux affaires non élucidées qui l'obsèdent depuis des décennies : en 1975 et en 1986, le jour des morts - « sa die de sos mortos » en langue sarde -, deux jeunes femmes ont été assasinées selon un même rituel dans l'arrière-pays sarde.
L'homme pressent une issue fatale à la nouvelle disparition qui mobilise de nombreux enquêteurs.

  Il contacte l'inspectrice Mara Rais, rétrogradée aux affaires classées de la police de Cagliari, pour lui faire part de sa volonté de voir ses enquêtes perdurer malgré les années qui les effacent des mémoires. L'homme est en effet tombé gravement malade et ne pourra pas élucider ces homicides que sa femme pense être la cause de son cancer.
Accompagnée d'Eva Croce, sa nouvelle coéquipière spécialisée dans les sectes et les meurtres rituels, Mara Rais va commencer à investiguer sur l'ensemble des « cold cases » de Sardaigne et inévitablement être entraînée, par l'effervescence autour de la disparition de la jeune Dolores Murgia et l'obsession de Barrali, dans l'étude de ces deux meurtres rituels dont les victimes n'ont jamais été identifiées et qui, à chaque fois, ont eu lieu sur des sites paléosardes nommés « nuraghes ».

  Parallèlement est relatée l'histoire de la famille Ladu vivant dans l'arrière-pays de l'île italienne et dont les liens de consanguinité reliant les membres témoignent d'un très fort repli social et culturel.

  Ces deux histoires, la principale étant l'enquête policière menée depuis Cagliari, vont amener petit à petit le lecteur à comprendre les secrets qui entourent les meurtres rituels de 1975 et 1986 ainsi que la disparition de Dolores Murgia. Dès les premières pages, le rythme est lancé et prenant. Des chapitres très courts cultivent l'addiction du lecteur jusqu'aux dernières révélations inattendues.
La relation souvent explosive entre les deux policières Mara Rais et Eva Croce apportent régulièrement des notes d'humour à travers des dialogues parfois savoureux.
Enfin, notons l'excellente qualité littéraire de la traduction en français assurée par Anatole Pons-Reumaux qui rehausse l'histoire à travers un texte très élégant dont voici un court exemple : « Bastianu observa les vallées immaculées qui s'étendaient à perte de vue et s'éveillaient sous les caresses de la lumière albescente. »

[Critique publiée le 10/03/23]