20/06/2021

CIELS D'ORAGE (Christophe Ono-Dit-Biot / Enki Bilal - 2011)

 Flammarion - 266 pages

18/20   Confessions d'une légende de la bande dessinée

    Au cœur de son atelier parisien, Enki Bilal s'est confié durant quarante-deux heures au journaliste et écrivain Christophe Ono-Dit-Biot. Dans un lieu baigné de lumière, près de l'église Saint-Eustache, parmi chevalets, toiles, pinceaux, pastels et rayonnages de livres, l'homme au regard sombre et tourmenté s'est livré au sujet de son œuvre et de son parcours. Ciels d'orage en est la restitution écrite.

  Enes, de son vrai prénom, Bilal est né en 1951 à Belgrade d'une mère tchèque et catholique et d'un père bosniaque et musulman. Seulement voilà, son pays de naissance, la Yougoslavie, n'existe plus aujourd'hui et son père l'a quitté enfant pour s'installer seul durant cinq ans à Paris. Ces deux événements sont très certainement à l'origine de ses créations torturées, engagées, parfois hermétiques mais toujours brillantes.
Le père d'Enki Bilal était le tailleur personnel du maréchal Tito à côté duquel il s'était battu durant la seconde guerre mondiale. En 1956, il quitte donc sa femme et ses deux enfants en bas âge pour Paris alors capitale de la mode. Les raisons de ce départ, sans doute d'ordre politique, resteront toujours mystérieuses...

  Dans son Belgrade natal, le jeune gamin fréquente beaucoup le parc de Kalemegdan situé juste en face de chez lui. Ancienne forteresse construite pour résister à l'envahisseur turc, le lieu abrite entre autres un musée de la guerre voulu par Tito. Durant dix ans, Enki y joue à la guerre, à cheval sur les roquettes ou hissé sur les tanks et analyse ainsi les choses : « je crois que tout mon travail est issu des souvenirs de Kalemegdan ».
Plus loin, il rajoute en parlant de l'aspect brut et ancien des portes cloutées et des murs de la vieille forteresse : « Je crois que toute ma vie je porterai le souvenir, dans mes doigts, sur la paume, de ces surfaces rugueuses, zébrées d'histoires. Mon dessin essaie de retranscrire ces textures. »

  En 1961, la petite famille rejoint le père dans la banlieue parisienne de La Garenne-Colombes ; lors de son arrivée après un voyage éreintant en train, le jeune garçon cherche désespérément des yeux la Tour Eiffel ne sachant pas que la majorité des gens vit dans des périphéries grises et non au pied de prestigieux monuments.
Les retrouvailles entre ses parents ont un parfum d'échec. Dès lors, le futur artiste trouve dans le dessin un échappatoire puissant.

  Il relate ainsi sa première rencontre avec Goscinny, grand nom de la bande dessinée, alors qu'il était encore adolescent puis plus tard l'obtention du premier prix à un concours organisé par le magazine Pilote. Là, il améliore sa technique et apprend l'art de la narration avant de rencontrer le scénariste Pierre Christin. Tous deux publieront trois albums devenus célèbres dont Le vaisseau de pierre qui inspira même au groupe Tri Yann un opéra folk-rock en 1988 !
Celui qui adore Tintin et y voit une œuvre universelle, bien au-delà d'un simple livre illustré, reconnaît ne pas aimer la ligne claire. Cela s'explique une fois de plus par son enfance dans le parc de Kalemegdan où l'irrégularité des murs de la forteresse ont forgé son esthétisme : « La ligne claire, pour moi, ne produit aucune émotion, et j'aime, moi, que la peinture dérange. »

  Plus loin au cours de l'entretien, l'auteur de bande dessinée rend également hommage à la littérature à laquelle il voue une « véritable vénération ». Cela provient de ses origines étrangères et de ce besoin de maîtriser la langue française pour gagner en autonomie et s'extraire des difficultés familiales : « J'ai beaucoup lu, beaucoup exploré, appris à apprécier des genres très différents, de la poésie de Baudelaire aux récits de Lovecraft. »

  Le journaliste aborde bien sûr l'une de ses œuvres maîtresses : La tétralogie du monstre. C'est la première fois, en 1998, que Bilal traite de son pays natal. Tourmenté par l'histoire géopolitique de l'ex-Yougoslavie qui a littéralement explosé, il raconte : « J'ai vécu et exorcisé ces angoisses à ma manière, avec Le sommeil du monstre, même si ça a été très pénible. Ces quatre albums, qui ont pris dix ans de ma vie, ont été un long cauchemar éveillé. »
Il entame également avec ce premier tome une rupture technique : les cases deviennent plus grandes, sortent du cadre de la page pour exister et se remplir de couleurs acryliques rehaussées au pastel. Les scènes sont violentes, à l'image du traumatisme de son auteur...
Les codes sont nombreux et certains sont explicités ici. Ainsi, ce trou provoqué par un obus de la guerre inspire le nom de « Warhole » pour nommer le personnage monstrueux et central de l'histoire. Tout comme le célèbre et réel Andy Warhol, Warhole use de l'art de la réplication !
Et que dire du héros, Nike Hatzfeld, nommé ainsi parce qu'il a été trouvé auprès d'un combattant mort portant des chaussures de la marque éponyme ? Enki Bilal ne s'est aperçu qu'après coup que « Nike » était l'anagramme de son propre prénom !

  Enfin, il évoque ses derniers travaux, en cours au moment de cet échange, dans lesquels il imagine une planète qui se révolte contre la présence mortifère humaine qui la fait tant souffrir. Bilal continue donc d'aborder les sujets majeurs de notre société et de dénoncer la bêtise humaine. À l'écologie, il préfère le terme « planétologie » et sur son engagement évoqué par le journaliste Christophe Ono-Dit-Biot, il répond : « Je pense même que c'est la seule véritable cause qui nous reste. Tout notre sort en dépend. »

  Marqué par une jeunesse perturbée liée à des conditions sociales difficiles, Enki Bilal a toujours conservé en lui « une sorte d'hermétisme existentiel » qui l'a fait s'éloigner de toute mode. C'est précisément là qu'est sa force. Aujourd'hui, son style est immédiatement reconnaissable dans l'univers de l'art et c'est pour cette raison en grande partie que l'homme est devenu si emblématique dans le 9ème art et bien au-delà.
Ses tableaux se vendent à plusieurs centaines de milliers d'euros, comme une pièce de la série Bleu sang partie à 177 000 euros.
Mais Bilal n'esquive pas les questions sur le sujet de l'argent. Ainsi, il s'est mis très tardivement à vendre ses toiles et ses dessins avec l'aide d'un galeriste et jamais il n'aurait imaginé avoir une telle cote. La pièce vendue à 177 000 euros avait été estimée à 35 000 euros par les experts d'Artcurial, chiffre que le dessinateur trouvait déjà extrêmement élevé...
En toute franchise, il réagit à l'évocation de ces chiffres : « Est-ce que l'art a un prix, un tel prix en tout cas ? Ce qui est certain, et fondamental, c'est que les artistes sont les vigies des époques qu'ils traversent. On doit leur permettre de continuer à exister. Il faudrait juste que la répartition soit meilleure... Mais là, on touche à la nature même de notre société. »
Et puis, tout cela est plus complexe qu'il n'y paraît. Par exemple, avant ce genre de ventes, Bilal trouvait les dessins qu'il réalisait lors de dédicaces à vendre sur eBay peu après... Par ailleurs, revoir chez lui certaines de ses créations le replonge dans de mauvais souvenirs, dans des périodes de sa vie qui l'ont fait souffrir.

  Enfin, n'oublions pas que l'homme est un artiste polymorphe. Dans l'un des derniers chapitres, Enki Bilal, cinéaste et cinéphile, parle des films qu'il a réalisés et des artistes qui l'ont marqué : Peter Watkins qu'il admire, Alain Resnais, Ridley Scott inspiré par La foire aux immortels pour Blade Runner, Michael Mann, Jean-Jacques Annaud ou encore Ettore Scola.

  Pour conclure, rappelons que le particularisme, la singularité de l'art bilalien entrent en nette opposition avec le formatage, l'appauvrissement de la culture que l'on constate de plus en plus aujourd'hui : « L'époque est à l'étiquetage rapide, au marketing directif. On ne prend plus le temps de réfléchir, on consomme. Il faut tout de suite aller vite, les artistes doivent se positionner. Se ranger dans telle catégorie. Et quand on ne veut pas se ranger dans une catégorie, d'autres le font pour vous. Ce n'est pas ma conception de la culture. »

[Critique publiée le 20/06/21]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire