Casterman - 70 pages
20/20 Chef-d'œuvre
2027, le monde n'a opéré aucun virage vertueux. Au contraire, il s'enfonce dans l'obscurantisme le plus profond. L'air est gris, pollué et les voitures filent dans les airs comme l'avait imaginé Jean-Claude Mézières dans la bande dessinée Valérian.
Nike, installé à New-York, est un spécialiste reconnu de la mémoire. Il travaille dessus en remontant de plus en plus loin dans ses souvenirs. Il s'est juré de protéger Amir et Leyla, les deux êtres qui l'ont accompagné dans ses premières semaines de vie.
Leyla consacre sa vie à la conquête spatiale et travaille au cœur d'un projet confidentiel dans le désert du Néfoud suite à la réception de signaux extraterrestres en provenance de la nébuleuse de l'Aigle.
Enfin, Amir vit à Moscou avec son amie Sacha. Ils semblent connaître quelques galères dans ce monde où la société est disloquée. Tous deux viennent de signer un contrat avec un mystérieux employeur...
Ces trois protagonistes vont être projetés au cœur d'un chaos lié à l'Obscurantis Order, une branche religieuse radicale et fondamentaliste qui a pour seul objectif de détruire la pensée, la connaissance, la culture et la science.
Nike, rescapé d'un attentat, est instrumentalisé pour détruire la base de ce mouvement religieux intégriste.
Amir et Sacha découvrent que leur nouvel emploi se situe en Sibérie orientale dans un centre de préparation pour « Éradicateurs » sous l'influence de mouches œuvrant pour la gloire de l'obscurantisme.
Concernant Leyla, sa connaissance du site de l'Aigle fait d'elle un pion capital pour l'Obscurantis Order qui ne peut tolérer, par le signal venu d'ailleurs, la remise en cause de l'existence même de Dieu.
L'histoire est en réalité rendue bien plus complexe par la présence du Dr Warhole, personnage central de la série et incarnation du mal absolu, qui manipule tout le monde à sa guise en créant des répliques et autres doubles des autres et de lui-même. Cet être machiavélique semble à lui tout seul bien plus dangereux que l'Obscurantis Order !
Enki Bilal entame avec ce premier volume une œuvre importante dans sa vie artistique. C'est la première fois qu'il aborde de front le sujet de l'ex-Yougoslavie où il est né et a vécu enfant. Dans cette tétralogie, il a voulu exorciser les démons et non-dits qui sommeillaient en lui depuis de longues années.
L'histoire est complexe et peut être lue sous différents angles : de la pure science-fiction, même s'il s'agit davantage d'anticipation, un manifeste contre l'obscurantisme religieux ou encore une catharsis du rapport de Bilal avec la Yougoslavie éclatée par les nationalismes.
Les interrogations sur leur origine serbe, croate ou yougoslave hantent certains personnages tandis que dans un tome ultérieur, l'auteur à travers Nike posera des questions sans réponses sur la venue du président François Mitterrand à Sarajevo le 28 juin 1992 qui est la date anniversaire de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand en 1914 et donc du déclenchement de la première guerre mondiale.
Les dessins présentent des minarets et synagogues qui témoignent toujours en 2027 de l'origine multi-ethnique et multi-religieuse d'une ville comme Sarajevo. À mes yeux, cette histoire dénonce principalement l'intégrisme religieux qui, on le sait malheureusement, est depuis revenu plus que jamais sur le devant de la scène internationale. Trois ans après la publication de ce récit allait en effet survenir l'événement du 11 septembre 2001 signant le début d'un terrorisme toujours présent.
Sacha, la compagne d'Amir, symbolise cette obéissance aveugle et cet endoctrinement total qui peuvent conduire à la folie. Là, il ne s'agit plus d'anticipation mais de la réalité.
Tout cela prend place dans une ambiance lourde, terne et moribonde. Les visages sont tristes, les villes sont polluées. Il n'y a semble-t-il plus aucun espoir...
L'esthétisme de Bilal atteint un niveau exceptionnel.
Son dessin, reconnaissable entre tous, est sublimé par des couleurs directes faites à l'acrylique et au pastel. L'homme a modifié totalement sa façon de faire. Il mixe davantage les techniques mais la révolution est ailleurs : chaque case n'est plus créée directement dans une planche prédécoupée de façon précise mais devient une œuvre unique, un tableau qui existe avant même la notion de page de bande dessinée.
Enki Bilal travaille ainsi sur de grands formats et repousse considérablement ses limites matérielles et par extension artistiques. Il transcende le 9ème art pour en faire un art hybride avec le 3ème, celui de la peinture. C'est dans ces prises de risque et dans ces évolutions que l'on reconnaît les grands artistes.
[Critique publiée le 20/06/21]
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